"Maison et jardin vivent encore, je le sais, mais qu'importe si la magie les a quittés, si le secret est perdu qui ouvrait — lumière, odeurs, harmonie d'arbres et d'oiseaux, murmure de voix humaines qu'a déjà suspendu la mort — un monde dont j'ai cessé d'être digne?..."
Nous sommes en 1921. Colette approche de la cinquantaine. C'est un âge auquel une femme se retourne volontiers sur sa vie : passée la période heureuse et innocente de l'enfance en Bourgogne, elle a vécu depuis ses 20 ans, où son mariage a fait d'elle une parisienne, une existence dissipée voire dissolue. Il faut dire que le milieu où elle vivait — le Paris littéraire et galant de l'époque 1900 — y a contribué, d'autant que Colette est un esprit libre, une jeune femme audacieuse qui refuse de se donner des limites.
Ses écrits ont déjà connu le succès littéraire (sous le pseudonyme de Willy-Colette toutefois), elle s'est essayée au music -hall s'exhibant sur scène fort déshabillée ... Elle a mené une vie mondaine et frivole, « avec sa mine d'enfant gâté et méchant, de cancre femelle, insupportable et contente d'elle », comme l'écrira un journaliste de son sérail.
Le mariage avec Willy n'a duré qu'une douzaine d'années, la fidélité n'étant pas la principale qualité du couple ; qui plus est, après son divorce, Colette n'a pas hésité à afficher ses (nombreuses) liaisons homosexuelles, notamment avec la fameuse « Missy», la fille du duc de Morny.
Aujourd'hui elle vit avec son deuxième mari (elle en aura trois), Henry de Jouvenel. Mais le présent ne diffère guère du passé: Colette n'est-elle pas tombée amoureuse de Bertrand de Jouvenel,le fils de son mari, issu d'un premier mariage? Elle a entamé une liaison avec lui deux ans plus tôt, alors qu'il n'avait que 16 ans !
Colette fait le point : à quoi rime cette existence ? Qu'il est loin « l'innocent paradis des amours enfantines », qu'elle avait connu au sein du cocon familial dans sa ville natale de Saint-Sauveur en Puisaye ! Une période de sa vie d'ailleurs qu'elle avait répudiée dans ses premiers romans, la série des Claudine, où, sur les conseils de Willy, elle avait fardé et pimenté ses souvenirs d'écolière et de jeune fille avec force détails scabreux est totalement inventés.
Colette est un peu lasse : elle a maintenant envie de sincérité. Et pourquoi ne pas trouver sa vérité ? Pourquoi ne pas tenter de retrouver la magie de cette enfance si heureuse, ne pas écrire pour elle-même?
Pour désavouer les Claudine de pacotille elle va se mettre à écrire « la maison de Claudine » et se rendre compte que cette entreprise l'enchante, parce qu'elle lui permet de retrouver son authenticité, de coïncider à nouveau avec l'enfant qu'elle a été, de prendre conscience que son passé n'est pas mort mais enfoui au fond d'elle-même et qu'il peut renaître à sa conscience grâce au sésame de l'écrit
Le double visage de la maison du bonheur
" Grande maison grave,revêche avec sa porte à clochette d’orphelinat,
son entrée cochère à gros verrou de geôle ancienne, maison qui ne souriait que d’un côté. "